Auteur : C. Briant
Janvier 2017
Bien que Darwin ait publié dès 1872 un livre intitulé, « The Expression of the Emotions in Man and Animals », pendant longtemps, la majorité des scientifiques s'est interdite de parler ouvertement d’émotion chez les animaux. Cette époque semble maintenant révolue.
Ainsi, il est maintenant reconnu que les émotions sont au cœur de la perception de son environnement par l'animal. Elles participent donc à son état de bien-être ou de mal-être.
Qu'en est-il pour le cheval ? Ressent-il des émotions ? Comment peut-on les reconnaître et en tenir compte dans sa gestion quotidienne et son entraînement ?
Qu'est ce qu'une émotion ou un état émotionnel ?
Expression de la peur © B. Jéhanne
Grattage du garrot © M. Vidament
Une émotion est une réaction transitoire à un événement déclenchant, associée à des modifications :
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comportementales, au niveau des expressions faciales, des vocalisations, de l'activité, des postures, de la fuite, du combat, des approches, de l'investigation,
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physiologiques sur les rythmes cardiaque et respiratoire, la pression sanguine, la transpiration, et les taux hormonaux,
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cognitives avec la perception, l'analyse et la mémorisation de l'information par le cerveau.
Par exemple chez le cheval, une émotion négative, comme la peur, provoque évitement ou fuite et augmentation du rythme cardiaque. Une émotion positive, comme le plaisir consécutif au grattage du garrot, induit un comportement caractéristique, avec extension de la tête, mouvements des lèvres et diminution du rythme cardiaque.
La qualité de l'émotion, positive ou négative, dépend de l'évaluation de l'événement qui la déclenche. Cette évaluation peut être simple, selon que l'événement est une récompense ou une punition. Mais elle peut être également beaucoup plus complexe et dépendre de plusieurs critères qui sont décrits dans le paragraphe 3 ("Comment favoriser les émotions positives ?").
Ce sont essentiellement les émotions négatives, comme la peur, qui ont été étudiées chez le cheval, probablement du fait que leur expression est plus intense et leurs conséquences plus néfastes.
On sait aujourd'hui encore peu de choses sur les émotions positives. Les travaux menés chez les animaux d'élevage permettent de comprendre comment le jeu, les soins, les relations sociales aboutissent à des états, où les animaux ressentent du plaisir ou encore de la joie. Une étude récente (Statton et al.), réalisée chez les chevaux a permis de répertorier des situations pouvant induire des émotions positives, comme le toilettage sur des zones préférentielles du corps. Il en est de même pour la distribution et la consommation d’un aliment appétant, ou encore les comportements sociaux positifs entre individus familiers.
Au-delà de l'émotion qui est, par définition, fugace, les études récentes montrent comment l'accumulation de ces émotions peut conduire à des états affectifs prolongés, appelés états émotionnels, ressentis positivement ou négativement. Les états négatifs sont également mieux connus chez le cheval, comme l'anxiété, ou la dépression. D'une façon générale, chez les animaux comme chez l'homme, les états émotionnels négatifs vont engendrer un changement d'attention envers les menaces potentielles, une propension à mémoriser les événements négatifs, et une altération du jugement.
La prise en compte des émotions des chevaux dans leur gestion et leur entraînement est donc importante, pour le bien-être du cheval, ses capacités d'apprentissage et la sécurité de son cavalier.
Comment reconnaître une émotion ?
Peu de travaux ont été conduits sur les émotions chez le cheval, et la plupart concernent la peur, la douleur et le stress, inducteurs d'émotions négatives. C'est un champ de recherches actuellement en plein essor. Des indicateurs potentiels sont proposés dans la bibliographie, mais n'ont pas tous été complètement validés.
Ce sont les indicateurs comportementaux qui sont les plus intéressants pour le cavalier/détenteur du cheval. En voici quelques exemples.
Les indicateurs de stress
Ils sont potentiellement reliés à des émotions négatives. Le stress peut être induit par un grand nombre de facteurs ou de situations : la peur, la douleur, la non satisfaction des besoins, la frustration... Il peut être aigu ou chronique.
Le stress aigu chez le cheval est plutôt associé à une réactivité accrue, avec :
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une augmentation des comportements locomoteurs,
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une diminution des comportements de repos,
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une diminution du temps d'alimentation,
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une augmentation des comportements d’alerte : tête et encolure relevées, oreilles mobiles, yeux grand ouverts, peu d’appui sur 3 pieds, vocalisations comme les souffles d'alerte et ronflements, naseaux dilatés, frissonnements musculaires ;
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une augmentation des comportements de défécations.
Le stress chronique a notamment été décrit chez le cheval, associé à la posture figée : tête étendue avec l'angle mâchoire encolure ouvert, encolure et dos à la même hauteur, fixité de la tête et des oreilles qui sont le plus souvent en arrière, yeux ouverts et regard fixe. Ils sont plus indifférents aux stimuli de leur environnement, mais plus réactifs aux situations de challenge dans le test du nouvel objet. Il correspond à un état émotionnel négatif.
Inconfort ou douleur, cheval au travail, photo pixabay
Les indicateurs d'inconfort ou de douleur
Ils sont également reliés à des émotions négatives. Chez les équidés, la douleur peut être reconnue à partir de modifications du comportement : agitation importante, nervosité, anxiété inhabituelle, agressivité ou au contraire, posture stoïque avec isolement, réticence à bouger, répartition anormale ou transfert de poids, tête basse non associée au sommeil ou à la somnolence, regard fixe, naseaux dilatés, mâchoires serrées. Ces derniers critères correspondent à des expressions faciales, produites par des mouvements de la musculature sous-jacente.
Certaines douleurs ont une expression comportementale plus spécifique. Ainsi, pour des douleurs au niveau des membres, on peut observer des changements de posture, une suppression d'appui, une boiterie, une réticence à se déplacer. Un cheval qui souffre de douleurs abdominales va se rouler, se regarder les flancs, se taper le ventre avec un postérieur, se camper comme pour uriner, ou alors être peu réactif et paraître déprimé. (voir aussi :" la douleur chez les équidés")
Le cheval peut présenter des signes d'inconfort ou de douleur, uniquement quand il est travaillé. La limite entre inconfort ou douleur n'est pas bien connue. Les comportements décrits sont nombreux et variables en intensité : réticence à se déplacer, contractions, asymétries dans les incurvations, défenses, fouaillements de queue, oreilles en arrière. Certains signes comportementaux sont plus révélateurs d'inconfort ou de douleur au niveau de la bouche, provoqués par des matériels mal adaptés ou mal utilisés (mors qui appuie sur la langue ou le palais, de taille mal adaptée...) ou du fait de blessures de la bouche, associées éventuellement à des surdents ou des dents de loup. Ainsi, le cheval va tenter de se débarrasser de cette gêne par différents comportements d'évitement pouvant devenir violents : appui sur le mors ou au contraire perte de contact, ouverture de la bouche, sortie de la langue, passage de la langue par dessus le mors, enfermement ou encensement.
Expression agressive, photo pixabay
Cheval attentif à l'homme © A. Laurioux
La position des oreilles
C'est certainement un bon indicateur des émotions chez le cheval, dont on ne connaît pas encore toutes les significations. Des oreilles pointées en avant peuvent être signe d'alerte ou d'attention soutenue vers un événement, sans que l'on puisse vraiment le relier au caractère positif ou négatif de l'émotion. La position en arrière des oreilles pendant des périodes prolongées serait un indicateur de stress chronique, éventuellement associé à la douleur physique ou morale, et reflétant donc des émotions négatives. Les oreilles pointées en arrière, mais de façon transitoire face à un événement, sont aussi considérées comme un signe d’agressivité, également indicateur d'émotions négatives.
Des oreilles en avant, dans une attitude d'attention vis à vis de l'homme (regard dirigé vers l'homme, interactions avec l'homme), dans le cadre du travail en renforcement positif, pourraient correspondre à des émotions positives.
Les vocalisations
Elles permettent aux animaux de communiquer entre-eux et sont supposées être associées à des émotions. Ainsi, l'appel de contact, vocalisation douce de la jument envers son poulain, ou son soigneur, est probablement associé à une émotion positive. Au contraire, le hennissement (bouche ouverte) est souvent émis lorsque des chevaux sont séparés, et reflète un stress, donc une émotion négative. Il en est de même, du souffle ou du ronflement, émis en cas de peur.
Autres comportements
Certains comportements, faisant partie de répertoire comportemental, comme le jeu pour les jeunes, et les comportement amicaux entre congénères, sont proposés comme reflétant des émotions ou états émotionnels positifs.
Dans le domaine plus expérimental, d'autres indicateurs sont disponibles
Pour les indicateurs physiologiques sont cités, le rythme cardiaque et la variabilité du rythme cardiaque, le rythme respiratoire, la température de l’œil ou de la peau. Leurs modifications sont plutôt des indicateurs d'émotions négatives, pas toujours évidentes, car il faut pouvoir les distinguer de modifications dues à l'exercice ou à l'attention. Des études préliminaires sur l'enregistrement de l'activité cérébrale semblent prometteuses.
L'évaluation qualitative du comportement (Qualitative behaviour assessment ou QBA en anglais), propose d'évaluer le langage du corps, les émotions ou les états émotionnels des animaux, grâce à des mots du langage courant (inquiet, amical, relaxé...). Initialement proposé dans les protocoles d'évaluation du bien-être des animaux d'élevage, il n'y a pas encore suffisamment de recul pour pouvoir apprécier cet indicateur à sa juste valeur chez les équidés.
Avec les tests de choix ou en conditionnement opérant, les chevaux sont mis dans des situations où ils peuvent faire des choix, ou montrer l'importance de leur motivation pour une tâche donnée.
- Dans les épreuves de choix, plusieurs options sont proposées et on suppose que l'animal choisit celle qui lui procure une expérience positive, tout du moins à court terme.
- Le deuxième type de test utilise le conditionnement opérant en renforcement positif. A la différence du renforcement positif simple, la récompense n'est obtenue qu'après la réalisation de plusieurs comportements satisfaisants, par exemple, appuyer sur un levier un certain nombre de fois, pour que de l'aliment soit délivré. En cours de test, la difficulté augmente, car il faut appuyer un plus grand nombre de fois pour obtenir la même récompense. Le test estime donc l'effort que l'animal est prêt à fournir pour obtenir la récompense et il a le choix de « travailler » ou pas.
Ainsi, pour les chevaux, ces tests ont montré par exemple qu'ils préféraient la récompense alimentaire à la mise en liberté et également qu'ils préféraient travailler avec la tête et l'encolure en position normale, plutôt qu'en position d'hyperflexion. Cependant ces tests de préférence ont leurs limites, car ils forcent les animaux à faire un choix, peut-être celui qui leur procure le moins d'émotions négatives et pas forcément le plus d'émotions positives.
Les états émotionnels peuvent, quant à eux, être appréciés par des tests de biais cognitifs. Ces tests sont inspirés de travaux de psychologie effectués chez l'homme, qui rapportent que des personnes souffrant de stress présentent des biais de jugement. Par exemple, les personnes dépressives ou anxieuses tendent à juger les informations ambiguës de manière négative, contrairement à des personnes dans un état d'humeur plus positive.
Un exemple de test de biais cognitif, utilisé chez les chevaux, consiste dans un premier temps à leur apprendre la position de 2 seaux, dont l'un contient des aliments appétents et l'autre, des aliments répulsifs. Les seaux sont ensuite placés dans 3 positions intermédiaires, entre les 2 positions précédentes. Un cheval « optimiste » devrait aller visiter les positions ambiguës, même la plus proche de la position négative, car anticipant la survenue d’un événement positif, la nourriture appréciée, contrairement à un cheval « pessimiste ».
Comment favoriser les émotions positives lors de la gestion ou l'entraînement du cheval ?
D'après les connaissances issues des autres espèces, il semble important que chaque événement auquel est soumis le cheval soit évalué plutôt positivement. Il est ainsi proposé de :
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éviter la soudaineté, dans les manipulations, les apparitions d'objets et de personnes, l'application des aides,...
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favoriser la familiarité, et donc utiliser l'habituation pour les événements et manipulations qui surviendront au cours de la vie du cheval ;
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utiliser la prévisibilité, selon le contexte. Un événement est prévisible quand il est annoncé par un autre. En général les animaux préfèrent la prévisibilité ; par exemple pour les chevaux, la voiture qui arrive dans la cour est un signal qui annonce l'imminence du repas. Cependant d'autres cas, l'imprévisibilité peut favoriser le comportement exploratoire, et donc les émotions positives, par exemple le fait de cacher l'alimentation en différents endroits du box ;
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le caractère agréable d'un événement favorisera les émotions positives, comme le renforcement positif, alors que le caractère désagréable favorisera les émotions négatives, comme la punition ;
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les conséquences de l’événement par rapport aux souhaits ; l'arrivée de la voiture annonce le repas ;
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la possibilité de contrôler et de s'adapter à l’événement. Un événement est contrôlable si la probabilité de sa survenue dépend du comportement de l'animal.
Ainsi, un événement induira une émotion positive, s'il est agréable, de prévisibilité modérée et non soudain. Par exemple, emmener régulièrement son cheval au pré rejoindre son compagnon, après une séance de travail. Une émotion négative sera provoquée par un événement désagréable, ou soudain, ou non familier, ou imprévisible, comme la punition injustifiée.
Les principes de l'apprentissage tiennent compte de ces différentes propositions et sont donc susceptibles d'induire des émotions positives, s'ils sont bien appliqués.
Ainsi, en renforcement négatif, lorsque le cheval répond par le mouvement en avant à une action modérée de jambes, qui est levée dès qu'il avance, le cheval prévoit et contrôle l'arrêt du stimulus désagréable, en répondant par le comportement demandé. Il en est de même en renforcement positif, par exemple alimentaire, qui a en plus un caractère agréable. Ce dernier offrirait même plus de prévisibilité et de contrôle que le renforcement négatif.
Au contraire, les punitions injustifiées ne sont ni prévisibles, ni contrôlables par le cheval, et il ne peut pas s'y adapter puisqu'il ne sait pas pourquoi il est puni.
Renforcement négatif, photo Pixabay
Renforcement alimentaire, photo Pixabay